Comment interviewer une personne qui reste silencieuse ?

Beaucoup de gens pensent à tort que le bon journaliste est celui qui écrit bien. Non, le bon journaliste, c’est d’abord celui qui arrive à nouer le contact. C’est celui à qui les gens parlent. Celui à qui ils se confient.

1/1/20233 min read

Un interview s’inscrit dans le cadre d’une relation consentante entre deux adultes. Les deux sont d’accord pour échanger : l’un s’exprime sur un sujet que l’autre entend vouloir mieux comprendre.
Si une personne est obligée d’être là, cela s’appelle un interrogatoire. Et si elle est obligée de parler, l’entrevue est une séance de torture.

Mais comment dénommer un interview où la personne est d’accord pour parler mais ne parle pas ?

A première vue, ce cas est aberrant. Si j’accepte un entretien, c’est que j’ai un intérêt à le faire : médiatiser une activité, faire connaître mon entreprise, valoriser mes idées, booster mon ego, etc.

Or, à plusieurs reprises, la personne en face de moi s’est tue.

La première fois, je rencontrais un vieil agriculteur du Massif Central. Il n’avait jamais voulu utiliser de produits chimiques, ni de nourritures de substitution. Connu pour sa radicalité dans ses méthodes d’élevage, il incarnait une image de pionnier aux yeux de beaucoup de jeunes.

Il était d’accord pour que je fasse son portrait professionnel. Je m’attendais à une discussion sans fin sur le monde moderne, le respect de la nature et de ses cycles. Voire j’imaginais une somme philosophique qui aurait guidé sa pratique. Je voyais déjà un portrait inspirant pour les lecteurs.

Mais, après les salutations d’usage -très cordiales et chaleureuses- rien. Le silence, à peine un hochement de tête devant mes questions. Tout penaud, déconfit après mes deux heures de route, je stressais pour le papier que je devais écrire.

Et puis j’ai compris. Assis à la table de sa cuisine, le tic-tac de l’horloge à bascule en fond sonore, le gars n’était pas du tout à l’aise. Hors de son élément, il ne pouvait donner que le moins bon de lui-même.

Alors, je lui ai proposé qu’il me fasse visiter ses terres. Dans cette promenade, il a un peu plus parlé. Mais son visage plissé face au vent, la qualité de son regard sur la terre, les arbres, les oiseaux, la sensibilité de ses gestes, son pas lourd et puissant, donnaient plus de sens que n’importe lequel de ses mots.

J’ai connu ce problème sur d’autres interviews.

Je me rappelle d’une jeune sportive prometteuse. Elle ne s’était jamais retrouvée face à un journaliste. Elle ouvrait la bouche, restait concentrée puis la refermait sans un mot. Elle était terrorisée de dire des conneries, de dire des choses pas assez bien. L’exigence de réussite et de performance guidait sa vie depuis des années. Cette situation qu’elle ne maîtrisait pas bloquait tout en elle. J’ai dû mobiliser toute mon énergie, ma bonhommie, mes meilleures blagues pour la mettre à l’aise et qu’elle parvienne à se détendre. L’interview fini, j’étais épuisé comme jamais.

Enfin, j’ai souvent eu le cas de personnes qui se ferment d’un coup.

Un patron d’entreprise à qui l’on pose une question -anodine pour moi- mais sur un sujet très sensible pour lui. Sportifs avec qui la discussion dérape sans s’en rendre compte sur le sujet du dopage. Histoire familiale que l’on veut préciser mais qui constitue un terrain miné.

Mouvement vers l’arrière de la chaise, bras qui se croisent sur la poitrine, visage qui se ferme : certains signes ne trompent pas.

Beaucoup de gens pensent à tort que le bon journaliste est celui qui écrit bien. Non, le bon journaliste, c’est d’abord celui qui arrive à nouer le contact. C’est celui à qui les gens parlent. Celui à qui ils se confient.

D’abord recueillir la parole. Ensuite l’écrire.